RÉSIDENCE AOÛT 2023
AVEC LES SCÉNOGRAPHIES URBAINES///

En août 2023, nous avons été invitées à participer aux Scénographies Urbaines dans le quartier de la Vigie à Petite Terre.

Cette résidence constituait pour nous un prolongement de la recherche entamée par différents séjours à Mayotte depuis 2021, au cours desquels avons réalisé des entretiens, des rencontres et des ateliers de pratique théâtrale avec des jeunes femmes entre 15 et 25 ans. Un prolongement mais aussi une sorte de détour, puisque nous nous sommes plongées dans la réalité et le microcosme de ce quartier.

Nous avons décidé de rencontrer un groupe de jeunes filles du quartier et d’évoquer avec elles la façon dont elles vivent ici et les sujets importants de leur vie. Nous avons choisi de travailler en groupe non mixte, car nous avons fait l’expérience, ici à Mayotte, que la parole des filles est plus libre lorsqu’elles ne se sentent pas jugées, à l’abri du regard des garçons, et du reste de la société.

Scénographies urbaines, Mayotte Août 2023

CREDITS

Leyla Claire Rabih

Le déroulé de notre travail : 

En arrivant, nous avons rencontré un groupe de jeunes filles entre 15 et 22 ans : Nida, Naïla, Haïrda, Mariane, Subra, Raïna et Karima. Toutes bénévoles du festival, certaines vivent à la Vigie, d’autres non. Nous nous sommes mises d’accord pour nous voir un peu tous les jours.

Nous avons commencé par organiser des cercles de paroles, et fait ensemble l’expérience d’une écoute bienveillante, sans interruption, sans jugement, et surtout en toute confidentialité. “Se confier entre femmes est très difficile ici.”, nous ont-elles expliqué en chœur. “Tout va être répété et devenir public.”. Discuter du cadre de nos échanges était donc important, et chacune s’est emparée de ces consignes avec enthousiasme. Les intimités ont commencé à émerger, mêlant histoires personnelles, vie quotidienne et débats autour de sujets de société.

Nous avons été marquées par la force et la combativité dont chacune a fait preuve dans sa vie, s’en pour autant s’en rendre compte, sans pouvoir les valoriser ou en être fières.
C’est ce que nous avons essayé ensemble de mettre en lumière à travers nos choix de récits, éclairer leur créativité plutôt que leurs difficultés, sans pour autant les nier.
Nous sommes aussi passées par l’écrit, elles ont produit des textes autour des notions de liberté et de transmission. Ces moments plus introspectifs ont permis une parole poétique, ouvert des espaces de sensibilité et de créativité. 

La variété des moments partagés entre filles en dehors de nos rendez-vous (les repas, un pic-nic organisé à la plage un dimanche, nos discussions informelles, les promenades dans la Vigie…) a complètement fait partie de notre expérience d’artiste et de notre processus de travail. Nous avons vécu ces temps avec elles et inventé des formes à partir de ce qu’elles ont partagé avec nous et de leur fantaisie. Nous avons essayé d’être les moins directives possibles, de ne pas imposer nos visions, d’accueillir avec respect des positions parfois éloignées des nôtres et de tisser doucement les fils de leurs préoccupations. Ce que nous présentons au festival n’est pas un résultat final, mais une visibilisation de ce processus et de ces rencontres.

Les choix de restitutions

En réfléchissant à différentes possibilités et envies de restitution, nous nous sommes demandé comment rendre présentes et audibles ces jeunes femmes dans l’espace public, quasi inexistant à la Vigie, autant pour les habitants que pour le public du festival. Dans le même mouvement, nous voulions contourner les injonctions individuelles (je ne veux pas parler en public) et collectives (la parole des femmes dans l’espace public c’est compliqué).  Nous voulions faire entendre des récits intimes tout en préservant l’intimité des intéressées, sans créer de situation conflictuelle qui pourrait les mettre en difficulté par la suite. Il s’agissait donc de contourner la frontalité et d’imaginer, de manière assez ludique, des dispositifs qui permettent de TOUCHER les habitants : visuellement, auditivement, virtuellement.

REGARDER / OUNGALYA

Un espace collectif virtuel

En échangeant avec les jeunes filles nous avons vite compris qu’internet et les réseaux sociaux étaient un espace d’expression individuelle très important pour elles, ayant peu d’espaces publics d’échanges. Certaines nous ont montré leurs vidéos TIKTOK qui nous ont beaucoup intéressées. Tik tok est un espace où elles peuvent se retrouver, s’exprimer, voyager, s’ouvrir sur le monde quand elles sont coincées chez elles, souvent après la tombée de la nuit.

L’usage de ce réseau social est l’objet de conflits dans les familles, d’interdictions, mais aussi de transgression, d’expression libre, parfois de manière dansée et chantée, de jeu avec les canons esthétiques de la féminité.

Nous avons donc créé un compte Tik tok appelé Les filles de la Vigie Wa nchou mama wa lavigie, et nous avons créé avec les jeunes filles différent contenus, et vidéos. Parfois il s’agit de messages à faire passer à différents groupes sociaux en adresse directe de manière humoristique et décalée. Chaque fois, nous étions à la limite d’une performance théâtrale, avec un moment de répétition, un message clair à faire passer, un choix vestimentaire : ce n’était pas elles qui parlaient mais un personnage un peu différent d’elles. Nous espérons, en mettant ce compte en ligne, qu’il continuera d’être alimenté après la fin de notre résidence et, qui sait, qu’il puisse devenir un outil de communication leur appartenant.

Pendant le festival, nous projetterons ces contenus sur les murs de la vigie, dans certains endroits rassemblant du public. L’espace intérieur, virtuel, devient donc visible à l’extérieur, dans l’espace public.

Lien Tik Tok :
https://www.tiktok.com/@user854156338

ECOUTER / OUNGDAZA

Une installation sonore

À partir de différents échanges que nous avons eu avec les jeunes filles, soit en groupe, soit de manière individuelle, nous avons décidé ensemble de ce qui pourrait faire l’objet de récits qu’on pourrait partager au public.

Nous avons parfois retravaillé les textes, parfois traduit en shimaore, puis nous avons enregistré individuellement, et même ré-enregistré par une autre locutrice afin de préserver leur anonymat.

Ces récits, expériences de vie ou réflexion sur les espaces de liberté, seront diffusés via une installation sonore. Trois enceinte, parfois habillées d’un salouva, le châle traditionnel des femmes à Mayotte, diffusent dans l’espace public des paroles de femmes, récits intimes, combats qu’elles ont menés, poèmes liés à leurs rêves, réflexions sur leurs espaces de liberté ou sur les choses qu’elles aiment, qu’elles désirent. Les voix se succèdent, les langues se mêlent, les récits restent anonymes.

Cette installation a lieu à deux moments et deux endroits différents dans la Vigie : un matin près d’une fontaine où les femmes vont chercher de l’eau et faire leur lessive, un après-midi dans une ruelle très fréquentée entre Dagoni et la Mosquée.

JOUER / VOULIKYA

Un happening déambulatoire

En arpentant la Vigie, en croisant dans ses rues les habitantes et les habitants, nous avons vite observé que les hommes se rassemblent à divers endroits pour bavarder, et traditionnellement pour jouer aux dominos ou aux cartes, à des carrefours, dehors, parfois dans des petites maisons dédiées appelées Pingo. A l’inverse, les femmes traversent d’un endroit à un autre, se déplacent. Elles ne stationnent que rarement dans les rues, ou alors à la lisière des espaces privés, en bordure de cour, assises sur les marches qui mènent à la maison, en famille ou entre voisines.

En regard de ces pratiques nous avons proposé à notre groupe de jeunes filles un happening ludique dans les rues de la Vigie : nous avons défini un parcours selon lequel nous nous déplaçons, en groupe de femmes.  A certains endroits, les femmes étalent des nattes, s’installent, se posent, s’asseyent, discutent, jouent aux cartes ou aux dominos, partagent quelque chose à boire ou à manger, écoutent de la musique, invitent d’autres femmes à venir les rejoindre… Puis le groupe repart, va plus loin et recommence ailleurs.

C’est d’une performance, inspirée du théâtre invisible, avec un début et une fin, mais qui renonce de manière consentie à la parole, qui se déploie dans d’autres espaces. Il s’agit de jouer ! Jouer aux dominos certes, mais aussi jouer la présence et la visibilité des femmes hors des espaces privés.

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